S'il n'est
pire sourd que celui qui ne veut entendre, il n'y a pas meilleur conteur
que celui qui ne peut pas parler. Pour avoir assisté à l'engueulade, avec un
serveur zélé, d'un groupe de sourd-muets refusant de payer une addition jugée
trop chère dans un restaurant parisien, et s'apprêtant à faire basket, Lilith découvrit, ce soir-là, non seulement la capacité de bordel
sonore de ces prétendus muets, mais surtout, pour n'avoir rien perdu de leur
différend avec la gent commerçante, l'universalité de leur gestuelle. Chacun de
leurs signes, comme autant d'évidences, lui parvenait avec le sentiment qu'elle
n'aurait pas mieux dit en pareilles
circonstances. Non qu'elle connût la langue des signes, mais les mains qui
virevoltaient s'accompagnaient de froncements de sourcils, de bouches tordues
et de sauts de cabri ne laissant nulle place au doute. C'est à cette
occasion que Lilith prit conscience qu'au delà d'une langue parmi d'autres, la
langue des signes est un rapport au monde particulier, émancipé de toute
inhibition, bien plus que la compilation de simples gestes : un véritable
mode d'expression corporelle faisant feu de tout soi.
Certains
paléo-anthropologues soucieux des origines de la communication pensent qu'à la
naissance de l'humanité, le recours aux signes était aussi fréquent que
l'expression orale pour communiquer. S'il fut abandonné, ce serait à cause de
l'impossibilité de communiquer tout en se servant de ses mains pour travailler.
S'exprimer ou produire, il faut choisir ! Un motif de plus de s'intéresser à
cette langue, interdite en France en 1880 pour n'être officiellement reconnue
qu'en 2005.
Et pour celles
et ceux qui douteraient de leur capacité à comprendre les sourd-muets, Lilith
leur conseille d'aller au cinéma voir The Tribe, de
Myroslav Slaboshpytskiy, un film époustouflant de deux heures douze, en langue
des signes, le tout sans le moindre sous-titrage : hard corps...