« Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses…
…
Ces plantes sont tout de même stupéfiantes, se dit-il ; puis il recula
et en couvrit d'un coup d'œil l'amas ; son but était atteint, aucune ne
semblait réelle ; l'étoffe, le papier, la porcelaine, le métal,
paraissaient avoir été prêtés par l'homme à la nature pour lui permettre
de créer ses monstres.
Tout
n'est que syphilis, songea des Esseintes, l'œil attiré, rivé sur les
horribles tigrures des caladiums que caressait un rayon de jour. Et il
eut la brusque vision d'une humanité sans cesse travaillée par le virus
des anciens âges. Depuis le commencement du monde, de pères en fils,
toute les créatures se transmettaient l'inusable héritage, l'éternelle
maladie qui a ravagé les ancêtres de l'homme, qui a creusé jusqu'aux os
maintenant exhumés des vieux fossiles !
Elle
avait couru, sans jamais s'épuiser à travers les siècles ; aujourd'hui
encore, elle sévissait, se dérobant en de sournoises souffrances, se
dissimulant sous les symptômes des migraines et des bronchites, des
vapeurs et des gouttes, de temps à autre, elle grimpait à la surface,
s'attaquant de préférence aux gens mal soignés, mal nourris, éclatant en
pièces d'or, mettant, par ironie, une parure de sequin d'almée sur le
front des pauvres diables, leur gravant, pour comble de la misère, sur
l'épiderme, l'image de l'argent et du bien-être !
Et la voilà qui reparaissait, en sa splendeur première, sur les feuillages colorés des plantes ! »
Moins les féministes sont nombreuses, cibles des
feux croisés de leurs multiples ennemi(es), et plus les féminismes prolifèrent.
Au rythme où vont les « choses » (entendre : les êtres aliénés
ne cherchant leur salut que dans ce qui les sépare), il y aura bientôt autant
de féminismes que de femmes, l'idéologie libérale, à la fois guide et sauveur
suprême placé au sommet de l'organigramme, laissant volontiers pousser, sur ses
branches inférieures, toutes les autres idéologies, à commencer par les
monothéismes, tant que la main invisible de dieu ne s'emploie pas à écraser la
paluche du marché. La multiplication de ces féminismes (MLF, Gouines
Rouges, Queer, Antigone, Femmes en Lutte
nouvelle version, abolitionnistes, pro-sexe, no-sexe...), dont Lilith
s'épargnera de dresser une liste exhaustive – aussi longue et inutilement
variée que celle des produits laitiers trônant au rayon frais des temples du
capitalisme – n'a d'autre fonction que celle de séparer la femme d'elle-même,
de la morceler, voire de noyer la réalité de sa propre existence dans un
sophisme genré. Ainsi l'offre est abondante, et selon à quel sein la femme veut se vouer – puisqu'il
s'agit de prendre acte de l'expression de sa volonté – elle choisira un
féminisme plutôt qu'un autre, selon sa classe, la mode, la saison (le sens du
vent ?), le refus ou l'acceptation consciente de son aliénation, ou encore sa
propension masochiste à l'auto-discrimination. La particularité de tous ces
féminismes, c'est que bien que les uns soient les parfaites antinomies des
autres, tous prétendent aboutir à la libération de la femme. Celles qui ne
vivent pas dans un présent éternel se souviendront que Moulinex, en son temps, se targuait de libérer la femme des taches
ménagères grâce à la fée électricité, avec le même cynisme que le voile,
aujourd'hui, est censé la libérer de la chosification de son corps et des
assauts libidineux des mâles en rut. Admettre l'idée qu'il puisse y avoir autant de
féminismes que de femmes, c'est admettre que LA femme n'existerait pas, et par
voie de conséquence, échapperait à toute approche universelle. C'est refuser
une quelconque matérialité commune au sujet du féminisme et le réduire à une
simple illusion menant donc un combat tout aussi illusoire. Cette analyse, défendue par le féminisme Queer, concède tout juste la réalité
incontestable du sexe, et tire de cette concession une contribution à former ce
qu'il reconnaît, donc à participer du sexisme. En refusant à la fois
l'existence d'une catégorie appelée « femme », au motif que se serait
rêver un sujet pur, non assujetti au pouvoir des normes, et celle « des
femmes » en tant que sujets de la lutte, au risque d'exclure du pluriel
certaines femmes (racisées, par exemple), le féminisme Queer anéantit toute perspective émancipatoire. Il se refuse à
nommer le sujet de l'oppression, donc son existence, et s'il concède à le
nommer, il confère au mot la première
manifestation d'une soumission à la norme dominante censée être combattue. C'est ainsi que le féminisme socio-constructiviste
des genres, en faisant des femmes des abstractions, et en niant le fait que l'absence de société dans le monde où
elles ne sont pas en situation d'infériorité et vivent en parfaite égalité –
réelle et pas formelle – avec le sexe opposé, leur confère un point commun qui tend vers une certaine
universalité, rejoint le point de vue libéral, conférant à chaque individu une
spécificité qu'il conviendrait de revendiquer, et d'exalter au détriment de ce qui
rapproche. Le rejet de l'existence possible d'un quelconque dénominateur commun
entre toutes les femmes, déterminant l'origine de leur oppression et, partant,
la perspective de leur libération, est en effet de même nature que le rejet,
plus global, de l'existence des classes sociales et donc, d'une possible
universalité des luttes. Ainsi l'abondance pléthorique des féminismes valide
et pérennise ce monde où les femmes sont ensemble en tant que séparées, au même
titre que le reste de l'humanité. De ce constat, Lilith tire l'idée selon laquelle, à
l'instar des situationnistes qui ont
su se protéger de l'idéologie des « ismes »
en réfutant la possibilité d'un « situationnisme » survivant à leur
propre disparition, il serait temps que les féministes – pour libérer la femme
de son oppression spécifique universelle – commencent par se libérer du carcan des
idéologies, et proposent de déclarer, ce 8 mars 2016, la naissance de l'Internationale Féministe ! L'idée d'une Internationale
Féministe impliquerait – enfin – de s'interroger sur l'essence d'une
féministe, sur ce qui la définit intrinsèquement, en dehors de toute idéologie. La discrimination dont fait l'objet la femme,
résultant précisément de l'appartenance à son
sexe, à l'évidence, pour Lilith, être féministe commence par ne pas
chercher à s'en défaire, à morceler son corps pour ne garder que ce qui serait
acceptable – du point de vue dominant – c'est à dire un corps débarrassé de l'objet du délit à l'origine de sa
discrimination. Pour Lilith, il n'y a pas plus de féministe pro-sexe ou no-sexe, que de féministe pro-cerveau ou écervelée. Seule est
féministe celle qui refuse de se scinder, de s'aliéner une quelconque partie
d'elle-même, et surtout pas son sexe, au seul motif – conscient ou inconscient
– qu'il est la cause de tous ses emmerdements. « L'économie
règne sur le corps en le châtrant de sa totalité sexuelle » (Raoul Vaneigem, Le livre des plaisirs). Elle le
prolétarise, en séparant d'un côté le corps productif, de l'autre le corps
reproductif. De la même manière qu' « il n'y aura pas d'émancipation du prolétariat sans
émancipation réelle des plaisirs » (id.), il n'y aura pas
d'émancipation de la femme dans un « en
dehors » des plaisirs...
(Réflexions inspirées par la lecture du Désert de la critique, de Renaud Garcia,
p. 124 à 136 : Le féminisme Queer,
ou la subversion du pouvoir des normes.)