lundi 2 novembre 2015

Élégie


ÉLÉGIE

Les premières horloges étaient enchâssées dans de délicates
têtes de mort en argent
Memento mori. On peut rire en entendant cela.

Car l'essentiel de ce qu'on dit est humour macabre. On pourrait mourir
en riant
mais le temps nous enchâsse tous les deux, nous, jeunes et
en bonne santé.
Il n'en a pas toujours été ainsi. Je me revois m'élever
au-dessus d'un cadavre fripé avec un délice total. C'est
peut-être
le XVIème siècle & je m'enfuyais en exil pour échapper au
bûcher.
D'abord on perd la vue, puis l'ouïe, le toucher, le goût et enfin l'odorat :
c'est ce que disent les moines tibétains qui ont écrit leur
Livre des Morts.
Le feu, la solitude ou l'amour brûlent-ils plus que la mort,
je ne le
sais, mais je me revois faire 14 heures de voiture jusqu'à
Key West
& être allongé à côté de toi pour halluciner ton visage magnifique
tête de mort grimaçante. J'ai égaré le poème qui en parlait.
Quand j'ai perdu mon premier amant, assassiné par un marine en cavale
J'ai roulé toute la nuit en hurlant désespérément
mais personne ne pouvait m'entendre. Les vitres étaient remontées. Avant de
mourir, ma femme a rêvé que notre aquarium se brisait &
que tous les poissons
gigotaient par terre dans la rue. Personne ne voulait l'aider
à les sauver.
Elle était psychologue & est tombée amoureuse d'un patient
psychotique,
un gamin qui voulait tuer tout le monde dans une petite
ville. Il était
fantastique au lit. Il avait beau détester les pédés, il avait un
jour rêvé que
je venais à lui tel Jésus avec une guirlande de roses ceintes
autour de la tête.
Je savais que c'était de mauvais augure.

Les morts
communiquent avec nous d'étrange façon, ou bien est-ce
juste parce que
c'est si ordinaire qu'on trouve ça étrange. Je porte un
costume noir & arbore un voile blanc,
me déclare préfet d'un monastère lisant le Nuage de
l'Inconnaissance.
Le dessus de ma tête flotte sans effort jusque dans le passé
et le futur antérieur.
Un certain James Pattle, ancêtre de Virginia Woolf, fut mis
dans une barrique remplie d'alcool fort
à sa mort & ainsi renvoyé auprès de sa femme. Elle est
devenue folle. Il est difficile
de concevoir ce qu'a pu signifier la mort noire en Europe
au XIVè siècle. Que des tribus d'Hébreux & des légions
romaines aient massacré des villes entières, cela est
généralement oublié
mais c'est aussi le cas d'Auschwitz. La vie est déjà bien assez
terne
dans les meilleures conditions. Je me demande si l'on a jamais
écrit un recueil de poèmes sur des assassins. Si ce n'est pas
le cas, j'aimerais en écrire un.
Caligula, Justinien - on pourrait faire des volumes rien que
sur les derniers empereurs romains.
Mais qu'y a-t-il de plus terrible que la mort d'un enfant ?
Le dernier poème porterait sur Dan White, le tueur aux
Twinkies,
& son amour pour la verte Irlande, à la beauté terrible.

Quand j'ai appris que le crâne de ma femme avait été écrasé
par un camion, ma tête
a nagé comme un sablier percutant un téléviseur. Toutes les
chaînes ont disjoncté.
Les grillons faisaient un raffut digne de Halloween & je me
souviens avoir expliqué l'événement
à notre fille de deux ans à l'aide d'un livre de Babar.
La maman de Babar a été tuée par un méchant chasseur &
aujourd'hui encore ça fait de la peine à Alysia.

Nous prenons nos distances pour nous protéger, portons des
écharpes quand il fait froid.
ce qui paraît le plus saugrenu dans notre autobiographie est
ce qui s'est vraiment passé.
Seules les circonstances font de la mort un événement
terrible.
Elle a rêvé que notre aquarium se brisait & que tous les
poissons...
On ne devrait pas être obligé de se brûler la main chaque
jour pour sentir le mystère du feu.


(poème de Steve Abboth, écrivain et militant homosexuel, lu par sa fille Alysia le jour de ses funérailles)

***

Veuf, pédé et père d'une gamine de deux ans, Steve Abboth l'éleva seul dans le quartier de Haight-Ashbury (San Francisco) au coeur des seventies avant de mourir du sida.
De leur vie de fauchés, ponctuée de déménagements, de fêtes et de lectures de poésies, Alysia Abboth a couché un livre émouvant : Fairyland, dont Lilith - qui aurait adoré avoir un papa comme le sien - ne résiste pas au plaisir de citer un extrait :

(photographies : Lilith Jaywalker)

" Bien vite, nous passions plusieurs soirs par semaine à Cloud House. Je me trouvais dans un coin, sur un coussin délavé par le soleil où papa m'installait avec du papier et des crayons de couleur. Je dessinais des maisons-nuages cotonneuses et des gratte-ciel-nuages, tous peuplés d'habitants empressés qui arrivaient à dos d'oiseau. Kush accrochait mes dessins aux fenêtres, si bien que, chaque fois que j'entrais à Cloud House, j'avais l'impression que c'était aussi ma maison.
Tant de soirées de mon enfance se sont déroulées dans ces salles combles où se faisait le calme, dans l'attente que le silence soit transpercé par des chapelets de mots étranges. Il était rare que j'arrive à suivre ce qui était lu. Pour moi, ce n'était qu'un bruit de fond, la bande-son de mes curieuses errances, à feuilleter les livres sur les rayonnages, ou à chercher les bandes dessinées Garfield et Snoopy que j'avais apportées. D'autres fois, le rythme régulier et répétitif des lecteurs, la chaleur et le ton des différentes voix me faisaient l'effet d'une berceuse. Je grimpais sur les genoux de papa et m'assoupissais, apaisée par le mouvement de sa respiration, sa maigre et chaude poitrine que j'écoutais, et qui vibrait au fil d'une conversation animée. Pour rien au monde je n'aurais voulu être ailleurs.
Les lectures à Cloud House étaient souvent suivies d'un dîner à la fortune du pot. Les adultes buvaient généralement plus que de raison, emplissant les lieux de leur fumée de cigarette et de marijuana, ils récitaient des poèmes puis commentaient et argumentaient.

Poète n°1 : " Pour que la poésie touche les gens, il faut qu'elle leur parle personnellement, afin d'étendre leurs rêves. La poésie contestataire donne des oeillères. "

Poète n°2 : " Mais s'il n'y a pas de poésie révolutionnaire, il est possible qu'il n'y ait jamais de poésie ! "
 

Poète n°3 : " Je vois le magnétophone comme l'arme par excellence. Il faut qu'on sorte avec les magnétophones et qu'au lieu de passer de la disco on fasse écouter de la conscience ! "

Papa et moi rentrions toujours tard de ces soirées. On regagnait nos lits respectifs en trébuchant et, le lendemain matin, on se réveillait comme on pouvait, on franchissait le seuil en vitesse, une nouvelle fois en retard pour l'école. "

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