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Le diable présente la Femme au Peuple (Otto Greiner, 1898). |
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Nombreux désormais sont ceux qui, tout en déplorant que la
psychanalyse se limite à replacer l’individu au cœur du monde marchand, n’en
jettent pas pour autant l’analysant avec l’eau du bain analytique.
Il est ainsi
admis que si les maux des êtres atomisés trouvent leur source dans un
capitalisme mondialisé, il n’y aurait aucune raison (sauf perverse) de leur
faire attendre le « matin du grand soir » pour tenter de les guérir, dès
lors que la psychanalyse – par l’écoute qu’elle monnaye – pense les plaies de leurs âmes.
La fameuse participation
financière de l’analysant, donnée pour clé
de la réussite de l’analyse – hormis le fait qu’elle constitue la rémunération
non négligeable de l’analyste – a la force symbolique de la valeur marchande.
Qu’on ne s’y trompe pas : l’oreille tendue n’est ni celle
– bénévole – du confesseur, dont la vocation est de faire aimer son dieu, ni
celle de l’ami visant à se faire aimer lui-même.
Le rapport se
limite à la durée de la consultation
dont le prix se voit fixé en fonction de cette même durée, selon l’adage bien
connu : « le temps c’est de l’argent ».
La trivialité
apparente du procédé semble pourtant, dans une société libérale, conjuguer tous
les avantages : « La neutralité analytique (la mise hors du jeu du
désir de l’analyste, la non- participation, la non-réponse) est vraiment
permise par le paiement », d’après
Jean ZIN (voir son Psychanalyse et capitalisme).
Selon lui, « on peut résumer le rôle du paiement dans
l’analyse à ce qu’il constitue l’analysant comme acteur et qu’il réduit le
désir de l’analyste à une contrepartie universelle, renvoyant à un désir
extérieur à l’analyse elle-même. Ceci signifie que l’analyste n’a pas besoin
d’aimer son analysant pour l’analyser, cela n’empêche pas l’analysant de
vouloir séduire son analyste, au contraire. On achète réellement une écoute,
mais c’est particulier à chacun de savoir pourquoi il paye. Car l’analysant
paye pour l’accès à la jouissance qu’il suppose à l’autre. »
En ces temps de
retour à l’ordre moral, avec son cortège de pudibonderies à la tête duquel les abolitionnistes de la prostitution confondent pseudo-angélisme et féminisme, Lilith ne peut s’empêcher de
faire le rapprochement entre la psychanalyse et le commerce du sexe, et partant,
d’exiger pour ce dernier le même traitement que celui dont bénéficie le
précédent. Si la psychanalyse, en effet, est reconnue la spécialiste des
insatisfactions de l’esprit, la prostitution est sans égale pour ce qui est des
insatisfactions du corps.
Pour parvenir à
la guérison de ces êtres au corps lésé, bien avant que les analystes ne
découvrent les vertus du paiement, les
travailleuses du sexe ont de tout temps monnayé leurs prestations.
Tout comme
l’analyste, la prostituée n’a ainsi pas besoin d’aimer son client pour le
soulager. Celui-ci paye – par une contrepartie universelle – « pour l’accès à la jouissance qu’il [lui] suppose » (et qu’il trouve sans
doute plus certainement auprès d’elle).
On retrouve
enfin également la même mise hors-jeu du désir de la prostituée, sa non-participation (elle n’embrasse pas) et sa non-réponse (elle n’est ni sexologue,
ni conseillère conjugale), ce qui n’empêche pas, non plus, la possibilité pour
le client de vouloir la séduire.
Si les
insatisfactions sexuelles n’ont pas attendu l’avènement de l’individu pour
faire des ravages, la prostitution ayant, certes, précédé de loin l’existence
du capitalisme, il en va de même des échanges marchands lesquels, depuis des
siècles, réifient les rapports humains. En sorte que frustration sexuelle et
société marchande sont indissociables.
Jean ZIN
définit la psychanalyse comme n’étant pas seulement « dans » le
rapport marchand, mais comme étant la psychanalyse « du » rapport
marchand, des idéaux de l’individualisme libéral. Cette pertinente analyse vaut également pour la
prostitution qui n’est pas seulement un rapport sexuel marchand, mais
représente avant tout, la sexualité-type « du » rapport marchand.
Dès lors,
celles et ceux qui prétendent en finir
avec la prostitution sans en finir avec la marchandise peuvent être considérés
comme les Tartuffe de ce
féminisme qu’ils feignent insidieusement de servir. Ils/Elles ne répugnent pas
à ce que le corps des femmes s’use dans un salariat aliénant ou s’exhibe dans
la promotion de quelque produit industriel, dans la mesure où la femme qui se
vend n’en tirera pas de réel profit pour elle-même, les intermédiaires qui se
nourrissent sur elle la lavant en
quelque sorte de toute impureté en ne lui reversant qu’un subside.
Mais, qu’elle
s’aventure à se vendre pour son propre compte, et voilà qu’il faudrait – au nom de sa propre liberté – la
défendre contre elle-même.
L’argument qui
prévaut alors est que la femme peut bien vendre « le dehors » de son
corps à quelque entrepreneur bienveillant, mais pas « le dedans » à
un frustré (qui, pendant ce temps-là, en plus du reste, ne produirait
pas) : la chose serait par trop avilissante.
Le plus
intéressant dans tout cela est qu’aucune voix ne s’élève jamais pour jeter
l’anathème sur ce vil analysant dont les bas besoins de son âme, seuls,
pousseraient les analystes à devenir des victimes, contraintes pour survivre de vendre leur écoute.
Les
abolitionnistes de la prostitution pensent qu’une société tourne rond autant que
ses membres payent pour se faire
entendre, par d’autres dont le métier consiste à les écouter, l’écoute, l’intérêt pour un autre que soi,
voire l’empathie, pouvant se monnayer absolument sainement. En revanche, la maladie d’une société se reconnaîtrait à cela qu’elle
permettrait d’acheter du plaisir et d’en vendre.
Ce mouvement,
qui se veut résolument moderne et audacieux, brandissant le projet de libérer
la femme de son plus vieux métier, n’est en réalité que le paravent des relents
judéo-chrétiens et autres retours en force du religieux. Il ne condamne
réellement que deux choses dans la prostitution : la possible autonomie de la femme dans le rapport à son corps, et le Sexe,
que ces militants ne parviennent pas à débarrasser de l’odeur de soufre dont
ils l’ont eux-mêmes paré.
C’est ainsi pour
le bien de prostituées forcément,
nécessairement traumatisées
qu’ils ont déjà prévus des cellules d’écoutes chez des psy en tous genres
lesquels, en toute décence et probité, leur proposeront de s’allonger sur leur divan,
et leur vendront – chèrement – leurs chastes oreilles.
Comme Lilith ne
croit pas au hasard, elle ne s’étonne pas qu’au moment où le texte de Jean Zin
lui tombe entre les griffes, sort sur les écrans le film de François Ozon : Jeune
et Jolie.
Le lecteur et
spectateur attentif y trouvera la plus délicieuse illustration du propos qui
précède dans la scène où la mère de l’apprentie-prostituée, en bonne bourgeoise
qu’elle est, accessoirement et pathétiquement de gauche, accompagne sa fille chez le psy, pour la guérir de
sa fâcheuse manie.
Mis à part,
cependant, quelques scènes bien léchées, au cours desquelles Marine Vacth
(photo ci-dessus) nous fait découvrir la beauté mélancolique du diable en
pleine puberté, il s’agit là d’un film somme toute assez convenu.
Et la polémique
qu’il a déclenchée, autour du fantasme supposé de la prostitution chez les
femmes, démontre à quel point la police de la pensée abolitionniste est non
seulement inquisitrice mais encore trivialement manichéenne : la femme ne
saurait choisir la prostitution de son
plein gré, elle ne saurait davantage y trouver matière à fantasmer.
CQFD.