lundi 25 février 2013

Pomme perdue



Quand elle était petite, Lilith participait à tous les jeux de tirage du fromage Kiri ou du cacao Banania dans l’espoir de gagner le voyage en Amérique qui lui ferait découvrir Disneyland et les gratte-ciels de New York. Pour tout prix, elle ne reçut que quelques bons d’achat qui eurent néanmoins le mérite de faire d’elle une enfant incrédule.
Les années passèrent et l’adolescence venue, Mickey cessa brusquement de l’obséder.
En revanche, elle rêvait toujours de croquer la grosse pomme.
Elle dut patienter encore un peu, mais la vingtaine tout juste révolue, le temps d’une saison – celle de l’été indien 1981 – Lilith eut le privilège de sacrifier par trois fois ses semelles de cuir aux trottoirs d’un Bowery jonché de tessons de bouteilles et autres seringues usagées.
Le Boeing de la British Airways amorça son atterrissage un début de soirée, penché sur le côté au-dessus de la baie de Manhattan éclairée comme un gâteau d’anniversaire ou une vitrine de Noël et Lilith eut du mal à croire que c’était là son allure habituelle. Elle était impressionnée par ces géants qui lui semblaient avoir revêtu leur costume de fête en velours sombre aux mille boutons dorés et ne s’être dressés vers le ciel que pour l’accueillir, elle – juste pour que son rêve devienne réalité – en lui tendant les bras, tout en lui chuchotant à travers le hublot :
– Bienvenue Lilith !
– Mais t’as encore rien vu, tu sais, attends d’être en bas…
Par 80° Farenheit, elle prit sa première bouffée d’oxygène New Yorkaise, faite d’un mélange d’odeurs de pneu fondu sur l’asphalte, de gaz d’échappement, d’air du large et des épices de toutes les cuisines du monde. Quand son tour vint, elle montra un bout de papier à Robert de Niro qui lui demanda si elle était vraiment certaine de vouloir se rendre sur Bowery, mais n’ayant pas d’autre adresse où aller, elle lui répondit que oui et il démarra son taxi jaune comme dans les films. Le nez collé à la vitre, elle regardait défiler le paysage urbain comme autant de pré-génériques de sa culture cinématographique des dix années qui venaient de s’écouler et entra dans le décor en même temps que Robert de Niro pila et cria « Merde, qu’est-ce qu’il fout là ce con ! » tout en évitant de justesse un vieil homme allongé au milieu de la chaussée.
– Et c’est ici que vous venez passer vos vacances, vous ? ajouta-t-il en jetant un regard bizarre à Lilith dans le rétroviseur sans s’arrêter pour porter secours à ce qui ne ressemblait plus maintenant qu’à un tas informe déjà loin derrière eux. Ils roulaient sur Bowery et le taxi-driver de Lilith n’aimait décidément pas ce coin.
                  

Le lieu où elle se rendait faisait l’angle avec Rivington street, au coeur du Lower east side, là où elle verrait plus tard des limousines immatriculées dans le New Jersey s’arrêter au pied des immeubles crasseux, et des individus, dont elle apercevrait tout juste le bras, déposer dans un panier descendu depuis une fenêtre au bout d’une corde, un billet de vingt ou cinquante dollars contre un petit sachet de poudre.
Pour l’instant, il lui faudrait demander à Superman assis sur la marche devant la porte d’entrée, qui sirotait une bière dissimulée dans un sac en papier kraft, de bien vouloir se relever.
Au rez-de-chaussée du building se trouvait un magasin de gros spécialisé dans le matériel de cuisine collective – fermé à cette heure – et de l’autre côté de la porte, l’Armée du Salut, bien ouverte, elle, qui servait pas moins de mille repas par jour à des marginaux, des malades mentaux et des retraités clochardisés par le dérisoire montant de leur pension. Superman faisait partie de ces derniers et avait laissé sa raison en même temps que son appartement dont il ne parvenait plus à payer le loyer. Ce costume était censé le protéger des inévitables dangers de la rue et la première chose qu’il dit à Lilith, quand il leva les yeux vers elle, fut :
– Que puis-je faire de super pour vous, jeune fille ?
– Me laisser entrer, par exemple, répondit-elle.
Et ce fut le début d’une relation pleine de prévenance réciproque entre le vieux fou New Yorkais et la jeune Bellevilloise désormais dotée d’un super-bodyguard.




Elle poussa la porte et grimpa un escalier raide jusqu’au loft du premier étage où vivaient un couple d’amis qui lui avaient été présentés par une connaissance commune alors qu’ils séjournaient à Paris. Ils cohabitaient avec un troisième type, un écrivain qu’elle ne vit jamais écrire, mais qui fut quand même une sacrée rencontre – du troisième type, elle aussi. 
Ici, Lilith croisa tout ce que New York engendrait alors de mieux, une faune interlope dont les élans créatifs n’avaient pour limite que la fin d’une seconde nuit sans sommeil, chacun s’écroulant quelques heures avant de repartir vers de nouveaux projets ou de nouvelles errances. Musiciens, comédiens, photographes, réalisateurs, graffeurs, écrivains, marionnettistes, tout cela (ou rien de tout cela) à la fois, mais alors merveilleux conteurs d’une ville en pleine effervescence, guides des promenades nocturnes à Battery Park, le long des docks de l’Hudson, à Coney Island ou en bande dans Alphabet City, pour s’assurer d’en revenir vivants.
Ce loft était le laboratoire de tous les possibles, où la plus belle jeunesse désargentée imposait son mode de vie à la face de ceux qui espéraient déjà la voir disparaître en même temps que les tags, la crasse et les ordures de Downtown. En l’absence de service public, seuls les quartiers chics s’offraient le nettoyage des rues et la collecte quotidienne des poubelles. Les autres quartiers conservaient, des semaines durant, les déchets de leurs habitants. Pourtant, ce New York là, aux façades lépreuses, aux vitres brisées et aux échelles de secours rouillées, était l’écrin le plus à même de révéler la beauté de ces corps et âmes ivres de liberté, par comparaison peut-être.
Aujourd’hui, New York est morte et avec elle nombre des rencontres de Lilith qui en sont désormais les fantômes. D’autres connaissent la gloire. Difficile de savoir s’ils l’ont vraiment cherchée. Comment prévoir qu’elle se nichait déjà sur les murs de la salle enfumée de ce bar de la 49ème rue, sous les touches du saxophone de ce grand dégingandé, ou derrière la caméra de cet ange aux cheveux blancs qui ne filmait alors que ses amis.



Relique sacrée de feu le bar Tin Pan Alley, dans le quartier chaud de la 49ème rue, où Nan Goldin, alors serveuse, exposait aux murs les photographies de ses amis prises à ses heures perdues, et où elle servait à Lilith des screwdrivers à volonté ainsi que les meilleurs hamburgers de toute la ville.
                                          

Ci-dessus : pochette du 45 tours du groupe Del Byzanteens - Jim Jarmusch en fut l'un des membres - qui répétait dans le loft du Bowery dont il est ici question. 


Parmi tous ces amis, il en est un dont Lilith se souvient bien et a envie de parler aujourd’hui. 
C’était un jeune homme toujours élégant  – sans doute adepte des friperies de Canal Street – qui portait beau le costume quand les autres étaient plus rock’n roll. Une calvitie précoce le faisait passer pour le doyen de leurs soirées alors que peu d’entre eux, et pas même lui, devaient avoir atteint la trentaine. Il parlait un français châtié et précieux comme seuls les Africains francophones en sont encore capables. Mais lui était Belge.
Lilith appréciait la compagnie de ce dandy lettré qui la reposait des efforts qu’elle déployait à s’exprimer en anglais. Il était déjà intarissable sur sa ville d’adoption, et c’est presque sans surprise qu’elle découvrit vingt ans plus tard que « l’employé plutôt nonchalant au service de la New York Review of Books » (selon ses propres mots) était devenu un écrivain en vogue, et avait consacré – entre autres – un ouvrage au New York de sa jeunesse. Ce livre, Kill all your darlings, recueil de souvenirs et d’impressions préfacé par Greil Marcus, se compose de quatre parties consacrées notamment à la ville, à la musique, à l’art et à l’addiction. My lost city en est le premier volume. Lilith présentera un peu plus loin deux extraits de ce premier titre.



Deux mois s’étaient écoulés depuis son atterrissage quand vint le temps d’Halloween et de sa grande parade jusqu’à Washington Square où un diable rouge perché au sommet de l’Arc de triomphe accueillait la déferlante humaine en s’agitant frénétiquement. Vers vingt heures, la foule se délita et Lilith s’étonna de ne pas trouver étranges ces squelettes et ces zombies faisant la queue devant le distributeur d’une banque ou s’égarant dans des rues sombres, vers quelque party dont ils ne reviendraient qu’à l’aube. New York l’habitait déjà, et aucune faune – fût-elle composée de mort-vivants – ne lui aurait paru anachronique ou même simplement décalée. Cette fête lui sembla marquer la rupture entre la douillette atmosphère d’un été qui se mourait lentement sans vraiment se décider à quitter la scène, et l’hiver qui s’imposa d’un coup en grillant la politesse à l’automne. 
Le loft n’était pas chauffé et les courants d’air qui y régnaient eussent rendu toute velléité contraire parfaitement inutile, sauf à jeter ses dollars aux quatre vents. C’est ainsi que le soir venu, Lilith et ses amis se blottissaient jusqu’à cinq sous une couverture électrique à la propreté et la sécurité douteuses pour imaginer un autre monde tout en regardant un talk-show débile. Ils lui confièrent qu’à partir de décembre, l’eau du fond de la cuvette des toilettes était gelée, chaque matin, et qu’il fallait pisser dessus pour faire fondre la glace. Elle n’attendit pas de le vérifier par elle-même et, lâchement, prit son sac pour descendre vers le Mexique. Elle réapparut au mois d’avril, quand de nouveau fleurissaient sur les trottoirs de Spanish Harlem et Brooklyn ces femmes qui investissaient la rue en y posant leur chaise pour se faire faire une mise en plis par une copine en robe de chambre, la tête elle aussi couronnée de bigoudis.
Quelques semaines plus tard, après une dernière virée à Coney Island pour le plaisir de s’effrayer dans les montagnes russes d’un Cyclone brinquebalant et manger un cornet de frites chez Nathan’s, comme s’ils se sentaient déjà nostalgiques, les amis de Lilith décidèrent de s’arrêter au photomaton, de se serrer tous ensemble devant l’objectif et de se répartir les clichés. Le temps de céder la vieille Pontiac acquise au Texas pour un road-movie dont elle avait été la star, et Lilith préparait son départ.
Le jour venu, le trajet vers l’aéroport J.-F. Kennedy ressembla à un de ces nanars qui vous donnent envie de quitter la salle avant la fin du film. Lilith aurait aimé prendre la décision de faire demi-tour. Ses amis, quant à eux, tentaient tant bien que mal de la rassurer en lui promettant – s’improvisant ainsi diseurs de bonne aventure –  qu’elle reviendrait bientôt et que tout serait comme avant. Mais Lilith pressentait le contraire. Miles après miles, son taxi grignotait la grosse pomme comme un Pac Man boulimique et à l’arrivée, il en jetterait sûrement le trognon.
Une fois dans l’avion, elle colla son visage contre le hublot et s’employa à dire au-revoir à chaque building, véhicule ou piéton qui passait dans son champ de vision – comme si, ce faisant, la prédiction de ses amis allait se réaliser, malgré tout. Puis, quand l’altitude fut telle que plus rien ne s’offrait à sa vue, Lilith sentit les larmes lui brouiller la vue et, inconsolable, elle pleura tout au long du voyage.

                                      Photographies Manhattan 1982 : J.M.


Ci-dessous, comme promis, deux extraits du livre de Luc Sante. Le premier est tiré de My lost city – qui décrit le New York de Lilith.  Le second, ayant pour titre Le glauque incorruptible, campe le début de sa brusque décadence :




« Sur Canal Street trônait un immeuble de cinq étages, vide de tout locataire humain, dont les pigeons avaient entièrement pris le contrôle. Si vous marchiez vers l’est sur Houston Street depuis Bowery par une nuit d’été, la jungle galopante des immeubles désertés vous donnait un avant-goût des étendues sauvages à venir, quand des lianes ceindraient les gratte-ciels et que Times Square serait recouvert de champignons. À cette époque, la majeure partie  de Manhattan paraissait dépeuplée en plein jour. Mis à part les secteurs à haute tension du Midtown et le quartier des affaires, l’endroit semblait habité principalement par des traîne-savates et des glandeurs, des dealers de joints mal roulés et des adolescentes qui tapinaient, des mendiants et ivrognes locaux, des gens mis à la rue à huit heures et qui ne pouvaient regagner avant six heures les bouges qui leur servaient d’hôtels. Beaucoup de commerces semblaient demeurer ouverts dans le seul but de servir d’abri à leurs propriétaires. Combien de fois un dollar franchissait-il le comptoir de l’entreprise de logos en plastique, ou du magasin de prothèses, ou encore de cet endroit qui faisait ostensiblement commerce de fourniture de bureau mais exhibait dans sa vitrine une machine à écrire chinoise et un veau empaillé à deux têtes ? À l’extérieur, sous un auvent, par une chaude après-midi, on pouvait également trouver une table de jeu qui avait la texture d’une vieille malle avec quatre coins métalliques et, tout autour, des types en train de jouer aux dominos.» (My lost city, éditions inculte, 2009). 





« On ne saurait trouver meilleure illustration du mandat de Rudolph Giuliani au poste de maire de New York que sa politique contre le jaywalking. Cette pratique consistant à traverser au milieu des embouteillages, lorsque le feu est rouge ou en dehors des clous, est sans doute la forme la plus ordinaire d’infraction, tout particulièrement depuis que le jet d’ordures sur la voie publique est totalement passé de mode et que le crachat par terre est en voie de disparition. Les lois interdisant le jaywalking sont universellement perçues comme des symboles de l’attitude paternaliste d’une ville vis-à-vis de ses citoyens infantilisés ; dans de nombreuses villes tout autour du monde, elles représentent principalement un moyen pour le policier en uniforme de remplir aisément et à bon compte son quota journalier d’amendes. La ville de New York pourrait facilement être considérée comme la capitale du jaywalking – elle pourrait se dénommer la Ville des Jaywalkers. Tout l’opposé de ces villes allemandes dans lesquelles les touristes sont surpris de trouver des foules de piétons attendant avec placidité que le feu change de couleur, quand bien même on n’aperçoit aucune voiture à des kilomètres à la ronde. Le jaywalking est un privilège du New-Yorkais de souche, un signe mineur mais indispensable de son indépendance et de son autonomie. Les New-Yorkais peuvent traverser n’importe où et n’importe quand s’ils en ressentent le besoin, et s’ils se font choper ils admettent que, bon sang, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. C’est leur ville, après tout, elle ne leur a pas été prêtée par des flics ou des bureaucrates en fonction d’une prétendue méritocratie. Pour cette raison, le fait qu’en tant que maire, Giuliani ait choisi de pousser ses policiers à faire respecter hargneusement les lois concernant le jaywalking, revenait à lancer un défi, à proclamer qu’il entendait transformer la ville à sa propre image, pour son plaisir personnel. Contrairement à la plupart des maires, il n’allait pas s’adapter au mieux pour servir la ville, mais adapter la ville pour le servir au mieux. » (ibid., p. 65).

                       Photographies Brooklyn 1987 : Lilith Jaywalker






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