Chavela Vargas (Chavela) (2017 - 1h33)
Documentaire couleur de Catherine Gund et Daresha Kyi.
Actuellement en salles.
Actuellement en salles.
Mexico, Districto Federal, printemps 1987. Lilith roulait péniblement sur
l'asphalte défoncé des rues encore vérolées par le terrible tremblement de
terre qui avait frappé la ville deux ans auparavant. Le ciel était bas, plombé,
l'air à peine plus respirable qu'en semaine. C'était dimanche et Joëlle avait
décidé d'aller sauter, alors Lilith enchaînait les barrios l'un après l'autre, avant d'atteindre le bout de la
mégapole et de mettre le cap plein sud, direction Acapulco. Une bonne heure
plus tard, Lilith traversait la "ville au printemps éternel" :
Cuernavaca, haut lieu de la villégiature des chilangos et, avant eux, résidence de choix de Moctezuma. Cool, se
dit Lilith à la vue du zocalo ombragé,
des terrasses animées, bordées par la façade imposante du fameux Palacio del gobierno.
– C'est pas en ville, dit Joëlle,
c'est un peu plus loin, continue, je t'indiquerai.
Effectivement, c'est au millieu du
grand rien-du-tout qu'elle dit enfin : On
y est, arrête-toi, à l'orée de ce qui fut un champ et n'était plus qu'une
étendue poussiéreuse, où trônaient un hangar en tôle ondulée, une bicoque
faisant office de tour de contrôle et où s'égayaient quelques poules aux côtés
d'un zinc en plein bain de soleil, qui paraissait tout minuscule, entouré des
volcans et montagnes alentours.
C'est là que Joëlle faisait de la
chute libre et se proposait de la faire découvrir à Lilith. Cette dernière
n'avait à son actif qu'un saut en parachute au-dessus de la plage de Dieppe, en
France, à 700 mètres d'altitude. Ici, il s'agissait de monter à 3700 mètres du
sol, de sauter et d'ouvrir l'aile 2000 mètres plus bas...
Joëlle pratiquait plusieurs sports
de combat, le tir à l'arc, la chute libre comme plus tard, le parapente
(qu'elle fit aussi découvrir à Lilith). Elle n'aimait pas les chochottes, bien qu'elle se fît
surnommer Chouchou, et Lilith ne
discuta pas. À peine arrivée, Lilith suivit la leçon dans le hangar, à plat
ventre sur une planche à roulettes, bras et jambes repliés vers le ciel, elle
apprit à contrôler l'altimètre placé à son poignet et, une fois enfilées les
combinaison et lunettes de rigueur, s'envola dans le bruit assourdissant de
cette boîte de conserve affublée de deux ailes tremblotantes. Le moment venu,
c'est-à-dire quand le sol ne ressembla plus qu'à une carte du Mexique en
relief, elle s'assit au bord de la carlingue, les pieds dans le vide, attrapa
des deux mains l'aile qui lui faisait face puis, le corps en suspension
"retenu" par un "matelas invisible", elle lâcha prise et
fit une chute de quarante-cinq interminables et délicieuses secondes, à plus de
deux cents kilomètres heure, avant d'ouvir son parachute et retrouver la terre
ferme, où l'attendaient son compagnon et une Joëlle ravie.
Alors qu'elle traînait son aile en
veillant à ne pas trop emmêler les suspentes, un bref applaudissement, des
rires cristallins et une voix rauque attirèrent son attention. Attablées près
de la bicoque, plusieurs femmes sirotaient une bière fraiche en papotant et
commentant le spectacle, qui, en l'espèce, se résumait à peu de choses car en-dehors
d'elles, le pilote les deux professeurs, Joëlle et ses amis, il n'y avait
personne d'autre.
Chouchou fit les présentations : Chavela Vargas, annonça-elle... et sa
cour (ce qu'elle ne dit pas en ces termes). Une fois les politesses achevées,
Chavela s'en prit au compagnon de Lilith et, se lançant dans un concours de
qui, d'elle ou lui, avait les plus grosses
cojones, fit remarquer qu'apparemment, seules les filles sautaient ici, que
lui s'était simplement contenté de regarder faire Lilith. De là à en déduire
qu'il était couard, il n'y avait qu'un pas... Bien que perdu dans les volutes
de sa hierba buena qui le faisaient
planer au-dessus de ces basses provocations, et bien qu'ayant souffert du
vertige quelques jours plus tôt en grimpant l'escalier en colimaçon de quarante
mètres de haut dans le corps de la statue de Morelos sur la Isla Janitzio, il
s'ouvrit au challenge d'un sourire/rictus caractéristique des western-spaguettis
et - écrasant son stick sous la pointe de sa Tiag, soulevant un nuage de poussière
- demanda à quelle heure était le prochain tour
de manège. Il ne lui manquait plus qu'un poncho négligemment jeté sur ses
épaules pour que l'illusion fût parfaite et l'égalité, rétablie avec Chavela,
qui, elle, comme souvent, en portait un rouge flamboyant cet après-midi là.
C'est ainsi que bravant sa peur, il sauta, et que Chavela, au nom de cette
"amitié" masculine née de défis relevés, invita Lilith et son
compagon à Coyoacan, dans le cabaret où elle se produisait toutes les fins de
semaine. Jöelle, afficionada de longue date, les y accompagna. À la fin de son
récital – comme souvent, apprit Lilith – elle offrit une rose rouge à une
spectatrice (à qui elle avait semblé dédier chacune de ses chansons au cours de
la soirée...)
Quand Lilith rencontra Chavela
Vargas, elle avait soixante-huit ans et était connue comme la plus grande
lesbienne d'Amérique Latine. Depuis son plus jeune âge, elle était vêtue en
homme et chantait tout le répertoire de rancheras,
réservé aux seuls Hombres, aux Mariachis
qui font pleurer les couples au café Tenampa
ou sur les trottoirs de la place Garibaldi. Dans un Mexique où, dans les années
80, les cantinas (bistros de base)
étaient encore interdites aux femmes, aux militaires en tenue et aux chiens,
comment une femme comme elle, vivant ses amours au grand jour, aurait-elle pu
passer pour une hétéro ? Le public de Chavela Vargas n'a pas eu besoin
d'attendre ses quatre-vingt ans et son coming-out, fait à l'occasion de sa
consécration en Europe, pour savoir qu'elle était homosexuelle. Ce rituel
occidental voulant que les gays et lesbiennes, s'outent pour prouver qu'ils assument leurs préférences sexuelles,
est une injonction ridicule, personne ne demandant à un/une hétéro "d'avouer"
publiquement préférer l'autre sexe. L'engouement pour Chavela Vargas en-dehors
de l'Amérique Latine est née de la passion pour cette chanteuse de Pedro
Almodovar, qui en fit une icône gay : il l'aurait sortie du caniveau, d'après les médias qui prétendent qu'elle avait
sombré dans l'oubli, en même temps que dans l'alcool. C'est mal connaître le
Mexique, et l'Amérique Latine en général qui, bien au contraire, adorent les
héros fatigués, alcooliques, à moitié mais jamais complètement finis, émouvants
parce que vivants et bourrés de défauts. Les Paquita del Barrio comme les Chavelas Vargas ont toujours eu leur
place dans les cabarets de la capitale mexicaine où l'on vient se finir pour
oublier, ou plutôt : se délecter d'un chagrin d'amour. Ainsi, contrairement à
ce que l'on peut lire aujourd'hui sur Chavela, elle n'a pas attendu
quatre-vingt ans pour connaître la célébrité, ni pour se vivre ouvertement
homosexuelle. En revanche, ces mêmes médias écrivent qu'elle se serait adonnée
à la caida libre " à l'âge de quatre-vingt
ans". Si ce n'est pas encore un mensonge, cela voudrait dire qu'en 1987,
sur l'aérodrome de Cuernavaca, la Chavela avait fait sa maligne devant ses
copines, lançant un défi au compagon de Lilith (défi relevé), alors que c'était
elle le chicken on the road...
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