Il fut un temps, où lorsqu'on ouvrait sa boite aux lettres, il était habituel d'y découvrir autre chose que des factures ou de la publicité pour toutes sortes de produits aussi indispensables qu'inutiles. C'était du temps où l'on s'écrivait des lettres à la main, sur du papier (que l'on parfumait parfois, ou sur lequel il arrivait que l'on dépose un baiser pour y laisser l'empreinte de nos lèvres), juste pour le plaisir de se donner des nouvelles. Ce temps n'est plus, aussi Lilith adressa-t-elle il y a quelques jours, un banal mail à un ami cher, dans l'espoir de le trouver bien en ces week-ends agités. Fébrile, trois jours plus tard, le nez dans son ordinateur, elle s'étonna de son silence, l'instantanéité de la transmission rendant terriblement long tout différé dans la réponse. Cependant, quelle ne fut pas sa surprise de trouver, coincée en sandwich entre un relevé de comptes et le journal de la mairie de sa commune, une enveloppe kraft à son attention n'étant autre que la réponse attendue dudit ami, sous forme d'une carte postale glissée au creux de la couverture du dernier-né de sa maison d'édition Les Âmes d'Atala : Le corps défait, de Charles Grivel !
Dans l'avant-propos, que l'ami
semble avoir rédigé avec le sang tout juste tiré de son propre coeur, il
commence par regretter que la gestation trop lente de l'ouvrage promis par
l'auteur ait eu raison de la vie de ce dernier avant qu'il ne soit mené à son terme.
Dans cette création / créature inachevée, il voit tout d'abord
un cadeau empoisonné dont il ne sait que faire, avant de s'abandonner à l'élixir et
finir par nous offrir en partage l'ivresse d'une ciguë capable de ramener à
la vie Charles Grivel et avec lui tous les amis regrettés.
À bien y réfléchir, l'ouvrage eût-il vu le jour plus tôt que cela n'aurait peut-être pas été le meilleur
moment. Quoi de plus opportun, pour des amis ayant lié connaissance dans le
brasier des émeutes de banlieue de novembre 2005, que de se rendre mutuellement
hommage dans celui des un an de la naissance des Gilets Jaunes, en ce mois de novembre 2019 ? Cette fusion
temporelle entre l'oeuvre émeutière et l'oeuvre littéraire nous renvoie, une
fois de plus, au dilemme du Soleil des
Morts de Camille Mauclair : que choisir entre l'action et le songe, la vie
et le repli du monde, la révolution et son commentaire, ou le livre réel et le
geste réel ? Charles Grivel, tout entier habité par les auteurs fin-de-siècle,
devait se poser cette question tous les jours, d'autant qu'il apparait qu'il
versait volontiers dans les deux penchants : le soleil des morts littéraire et l'impasse politique certaine ; d'un côté le livre parfait, de l'autre la
révolution ratée ? "Quitter la lampe,
petit soleil des morts, mais pour ne trouver à l'horizon que l'astre d'une aube
sanglante" ? La faucheuse aura mis un terme à ses interrogations en
éteignant définitivement sa lampe et son soleil, mais rien ne prédit qu'à
jamais l'aube sera sanglante. Les Gilets
Jaunes n'ont qu'un an et les
dernières pages de leur journal sont encore vierges... Toujours dans son
avant-propos, l'ami évoque ses conversations avec l'auteur autour des gueules cassées de la Première Guerre
mondiale et une fois encore, s'invite ici l'inquiétante étrangeté : comment ne
pas faire le lien avec les corps mutilés et les visages meurtris de ces Gilets Jaunes en train d'écrire
l'Histoire ? Ainsi Le Corps défait n'est
pas plus un livre inachevé que les élans insurrectionnels sont des révolutions
inachevées ni les corps mutilés des Gilets
Jaunes les corps défaits
d'une révolte ô combien bien faite,
née d'une gestation, elle aussi interminable, au point que son éclosion nous
est apparue inattendue, inespérée. Alors, si des corps parfaits se retrouvent
défaits, amputés d'avoir cédé à leurs impatiences, quelle importance qu'un
corps trop patient à prendre forme soit né dans/et de toutes ses
imperfections. Car même s'il n'y avait pas préalablement consenti, rien ne dit
que la vie, cette garce arbitraire, ne se fût pas chargée de le défaire.
Ami, sois rassuré : ici, tout à
la fois le livre et le geste sont réels.
Et seul l'inachevé a de l'avenir !
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