jeudi 4 avril 2013

Orsay entre deux os

 

Quand Lilith va au musée et que le musée est loin, Lilith prend le train. Quand Lilith prend le train, elle dort à l’hôtel de la gare, en centre ville, à côté du musée.
Mais un jour, tout s’est compliqué.
C’était à Paris, donc pour Lilith ce n’était pas loin. Il y avait une gare juste devant la Seine et tout contre la gare, un grand hôtel aussi. Mais il n’y avait pas de musée. En cherchant bien, on aurait pu en trouver ou en construire un à côté. Et bien non ! Ils ont détruit les deux… pour en faire un musée !



Lilith y était et elle a tout vu : de l’extérieur, tout paraissait normal. La façade, comme un décor de quai d’un studio de cinéma, dissimulait à la vue des touristes penchés sur les bateaux-mouches, les entrailles à moitié vidées de feu la gare d’Orsay et son « hôtel des voyageurs ». Son cœur, conservé dans du formol, palpitait encore au souvenir des annonces de départs et d’arrivées des trains qui scellaient les séparations douloureuses ou les retrouvailles enflammées de tous ses amoureux transis. Patiemment lové dans son liquide amniotique, il attendait qu’un savant fou lui redonne vie.


Pour l’instant, la gare n’était qu’une carcasse traversée de poutrelles métalliques et de rais de lumière projetés sur la verrière par un blafard soleil d’hiver.


Son horloge, vue de l’intérieur, laissait découvrir un mécanisme abandonné, faisant vibrer indéfiniment une aiguille qui refusait d’avancer. Tel un cerveau dérangé qui se joue et se fout du respect de l’emploi du temps, l’horloge n’affichait plus jamais cinq heures, espérant ainsi que, tant qu’elle resterait endormie, Paris ne se réveillerait plus non plus. 
  
    
   

L’hôtel, blotti contre la gare – son protecteur – ressemblait à une vieille pute découvrant que son fringant mac d’antan et pourvoyeur de clients affairés, perdus, curieux ou désirants, était devenu une épave étripée et docile, laissant le soin au premier architecte venu de lui donner le coup de grâce. Sa liberté retrouvée, la belle tira sa révérence, en laissant derrière elle ses corridors désormais déserts et ses bidets gluants.




Les années passant, de guerre lasse, le cœur de la gare d’Orsay, dans son bocal, cessa de battre et elle mourut. Mais les fossoyeurs de Paris lui en greffèrent un autre, tout neuf sans ses souvenirs. Devenue depuis la mémoire des autres, ils ont donc fait d’elle un musée.

                                                           
                                                         photographies : Lilith Jaywalker (1985)

Bientôt trente ans que, de nouveau, les corps se frôlent et les respirations s’accélèrent en ses murs, non plus en courant après un train – aujourd’hui fantôme – mais dans ses salles et devant des œuvres des deux derniers siècles.



Les symbolistes ne s’y sont vu dédier qu’une seule salle permanente, aussi Lilith attendait-elle fébrilement que L’ange du bizarre déploie ses ailes sur la vieille gare.


Mais si Edgar Poe n’ira pas jusqu’à crier à la trahison, les vrais amateurs d’étrangetés inquiétantes resteront sur leur faim.
L’exposition consacrée au « romantisme noir » a les défauts de ses qualités : seulement trois salles sur huit où se retrouvent – comme parqués – Spilliaert, Redon, Füssli, Schwabe ou Moreau, et pour accompagner Salomé dans son exhibition de têtes coupées, une Méduse qui n’en finit plus d’être déclinée. Tout cela au milieu d’un parcours balisé et didactique qui aura néanmoins le mérite de nourrir de subtiles frustrations chez les a(in)vertis, et d’ouvrir de sombres perspectives à d’heureux néophytes.



« L’ange du bizarre », le romantisme noir de Goya à Max Ernst.
Au Musée d’Orsay du 5 mars au 9 juin 2013.

4 commentaires:

  1. C'est bien de la "chance" d'avoir eu un appareil photo en ce lieu-là à cette époque-là !

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  2. Les pas de Lilith ne sont jamais guidés par sa chance mais par ses choix,
    néanmoins, je vous remercie, Anonyme, de la générosité avec laquelle vous
    lui en attribuez volontiers!

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  3. Regardez le procès de Orson Welles pour guetter les fantômes de la gare d’Orléans et ses intérieurs hallucinants !

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  4. Guetteuse de fantômes dans une gare, voilà un métier que j'aurais aimé faire… Je m'y mets dès demain, cher Pierre. Merci pour la proposition.

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