jeudi 3 août 2017

Haïr infiniment pour aimer sans limite




" Durant ces mois d'exil, enfermée dans cette cuirasse de douleur, je ne m'étais plus caressée. Aveuglée par la terreur, j'avais oublié que j'avais des seins, un ventre, des jambes. Alors la douleur, l'humiliation, la peur n'étaient pas, comme elles le prétendaient, une source de purification et de béatitude. C'étaient de répugnantes voleuses qui la nuit, profitant du sommeil, se glissaient à votre chevet pour vous ôter la joie d'être vivante. Ces femmes ne faisaient aucun bruit quand elles passaient à côté de vous ou entraient et sortaient de leurs cellules : elles n'avaient pas de corps. Je ne voulais pas devenir transparente comme elles. Et maintenant que j'avais retrouvé l'intensité de mon plaisir, jamais plus je ne m'abandonnerais au renoncement et à l'humiliation qu'elles prêchaient si hautement. J'avais ce mot pour combattre. Et dans mon exercice de santé  – je l'appelais désormais ainsi en moi-même  –, dans la chapelle, le chapelet entre les doigts, je répétais : je hais. Penchée sur le métier, sous le regard éteint de soeur Angelica, je répétais : je hais. Le soir avant de dormir : je hais. Ce fut à partir de ce jour-là ma nouvelle prière."                          

(Goliarda Sapienza, L'art de la joie, Le Tripode, p. 65)

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L'art de la joie est un pavé de 800 pages, une arme de décontrition massive, à lancer à la gueule de la famille, la religion, l'hétérocentrisme, le réformisme et la reddition tous domaines confondus. Son auteure, Goliarda Sapienza, n'est pas née pauvre, dans les plaines marécageuses de Sicile, un 1er janvier 1900, d'une mère taiseuse et d'un père, au mieux absent, au pire libidineux, trainant une enfance de souillon curieuse et affamée, comme son héroïne, Modesta, mais à Catane, face à la mer et aux pentes fertiles de l'Etna, en 1924, d'un couple d'intellectuels antifascistes. De son père anarchiste, Goliarda héritera d'un athéisme viscéral, dans une Italie infestée de bigotes, et d'un amour pour la liberté que même l'Amour ne parviendra jamais à négocier. Actrice, écrivaine, voleuse occasionnelle, Goliarda Sapienza connaîtra la prison et de cette expérience naîtront sa passion pour une femme et un roman autobiographique : L'université de Rebibbia. Morte en 1996 d'une mauvaise chute dans un escalier, Goliarda Sapienza est l'alter ego que Lilith vient de se découvrir, immédiatement intronisée au rang des soeurs de sang qui peuplent son imaginaire et lui donnent la force d'espérer encore du genre humain.
Après avoir défloré chaque page de ce livre comme autant de promesses de surprises, de plaisirs, d'audaces et d'émotions, on ne tourne pas la dernière sans un pincement au coeur. Alors à toutes celles et ceux qui n'ont pas encore lu L'art de la joie : quelle chance vous avez !..

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