Il ne possédait ni montre ni
portable, ne décrochait pas le téléphone pour prendre les appels, mais n'avait
jamais posé le moindre lapin à Lilith. Il suffisait de laisser un message sur
son répondeur, pour le voir apparaître, à l'heure, sans qu'il eût jugé utile de
confirmer sa venue.
Pour la sortie de Recto-Verso, Lilith l'avait invité, elle était impatiente de voir
sa réaction quand il découvrirait que parmi tous les prénoms masculins qui
s'offraient à elle, c'est Bruno qu'elle avait choisi pour le personnage
principal de L'école de Platon. Elle le savait, comme elle, à la
fois rat de musée et d'égout, toujours en quête du diamant qui brille au milieu
de la merde, ou de la merde à foutre, chez ceux qui portent des diamants. La
nouvelle a pour coeur un tableau symboliste, l'amour de deux hommes, l'un pour
l'autre, leurs désirs pour tous les autres, et le cul, celui de Bruno donc, à
la Fête...
Lilith avait choisi Bruno parce
qu'elle voyait son personnage avec beaucoup de tendresse, et que cet ami était,
avant tout, à ses yeux, très tendre.
Il était devenu un homme discret,
comme préfèrent l'être, parfois, les grands excessifs, car au-dessus de tout,
Bruno aimait l'excès. Plus jeune, en revanche, il se donnait à voir dans ces moments
où la crainte de prendre un rateau auprès d'une demoiselle lui faisait
choisir la certitude de se faire jeter. C'est ainsi qu'il avait vomi plus d'une
fois sur le capot de la 204 de Lilith, ou s'était mis carpette, un soir où ils étaient allés seuls, tous les deux,
dans une salle de concert de banlieue, écouter Little Bob Story, renonçant de
la sorte à tenter une approche devenue, pour le coup, périlleuse, comme il le
lui confierait plus tard.
D'amour, Lilith ne lui en connaît qu'un, qui prit fin autour de ses 27 ou 28 ans. Après, ce ne fut que
sublimation, frustrations et phantasmes, venus enrichir de désirs paraphiles l'esprit du plus doux des hommes. Alors, ses proches disent parfois, pour
vanner, que rien ne lui est passé dessus, à part le train. Parce que Bruno aurait dû mourir il y a de cela
bien longtemps quand, avec 3,5 g d'alcool dans le sang, il traversa la voie
ferrée d'une gare des Hauts-de-Seine, pour rejoindre au plus vite des amis, et
que le rapide Irun/Paris lui roula dessus. Quand le convoi fut passé, et qu'il
gisait au milieu de la voie, il se plaisait à raconter qu'il vit alors
apparaître des pompiers qui couraient avec des sacs-poubelles, persuadés de ne
retrouver qu'un puzzle. Dans cette aventure, Bruno ne laissa pas la vie, mais
une fesse, décalottée par le crochet brinquebalant du dernier wagon. À un
millimètre près, le nerf siatique eût été sectionné... Alors, quand Lilith vint
lui rendre visite, à l'hôpital, rassuré, il plaisantait et n'était pas
mécontent de goûter à la morphine dont il vantait les effets.
Au moment où elle choisit le
prénom de Bruno pour son personnage, Lilith n'avait pas en tête cette
singularité du postérieur de son ami, aujourd'hui qu'elle ressurgit à sa
mémoire, c'est donc un double hommage qu'elle lui rend, en plaçant au centre de
sa nouvelle le cul de Bruno qu'il avait perdu.
Si Bruno conjuguait ses amours au
singulier, ses amitiés féminines, pour leur part, s'accordaient au pluriel.
Lilith s'est longtemps cru la seule à passer la fin de nombre de nuits, dans sa
voiture, à discuter avec lui, en bas de son immeuble, quand elle le
raccompagnait. Elle passait tout en revue, ses conquêtes, ses déboires, ses
envies, ses espoirs, il écoutait, conseillait, et ils riaient ensemble, jusqu'à
ce que la batterie de la caisse soit à plat d'avoir, des heures, chauffé
l'habitacle, et que Bruno disparaisse dans le rétroviseur, ayant poussé
l'engin pour que Lilith redémarre. Plus tard, en parlant de lui avec des
copines, Lilith découvrit que Bruno était le confident, l'ami intime de
beaucoup de femmes. Sa bienveillance à leur endroit, si rare et si précieuse, va
leur manquer, comme elle manque déjà à Lilith, de même que le partage de ses
goûts, qu'il avait si sûrs. Car Lilith l'a espéré, mais Bruno n'est pas venu à
la sortie de Recto-Verso..
Quelques jours plus tard, elle
apprit qu'il avait été retrouvé mort, chez lui...
À l'instant ou Lilith écrit ces
lignes, six jours ont passé, et l'on ne sait toujours pas quand, ni de quoi il est mort. Lilith pleure et ne veut pas y croire. Personne, semble-t-il, n'a
encore reconnu le corps. Alors, celui que la police a emporté, celui que le
médecin légiste est en train d'autopsier, n'est peut-être pas Bruno, mais un
intrus venu mourir chez lui. Demain, il rentrera de l'on ne sait quelle
débauche, et se demandera qui a bien pu laisser son logis dans un tel
foutoir...
Hein, dis, Bruno, tu rentres
demain ?
Bien bel hommage qui je l'espère nous aidera à rester vivant, bises un ami de Shouteur.
RépondreSupprimerc'est beau, bravo ! ...dans mon cœur pour toujours l'ami bruno...
RépondreSupprimerbarbara
Merci pour ces belles lignes qui réchauffent le souvenir de notre Nobru...
RépondreSupprimerZoé