vendredi 2 janvier 2015

Présence sur fond d'Absence...



Il ne possédait ni montre ni portable, ne décrochait pas le téléphone pour prendre les appels, mais n'avait jamais posé le moindre lapin à Lilith. Il suffisait de laisser un message sur son répondeur, pour le voir apparaître, à l'heure, sans qu'il eût jugé utile de confirmer sa venue.
Pour la sortie de Recto-Verso, Lilith l'avait invité, elle était impatiente de voir sa réaction quand il découvrirait que parmi tous les prénoms masculins qui s'offraient à elle, c'est Bruno qu'elle avait choisi pour le personnage principal de L'école de Platon. Elle le savait, comme elle, à la fois rat de musée et d'égout, toujours en quête du diamant qui brille au milieu de la merde, ou de la merde à foutre, chez ceux qui portent des diamants. La nouvelle a pour coeur un tableau symboliste, l'amour de deux hommes, l'un pour l'autre, leurs désirs pour tous les autres, et le cul, celui de Bruno donc, à la Fête...
Lilith avait choisi Bruno parce qu'elle voyait son personnage avec beaucoup de tendresse, et que cet ami était, avant tout, à ses yeux, très tendre.
Il était devenu un homme discret, comme préfèrent l'être, parfois, les grands excessifs, car au-dessus de tout, Bruno aimait l'excès. Plus jeune, en revanche, il se donnait à voir dans ces moments où la crainte de prendre un rateau auprès d'une demoiselle lui faisait choisir la certitude de se faire jeter. C'est ainsi qu'il avait vomi plus d'une fois sur le capot de la 204 de Lilith, ou s'était mis carpette, un soir où ils étaient allés seuls, tous les deux, dans une salle de concert de banlieue, écouter Little Bob Story, renonçant de la sorte à tenter une approche devenue, pour le coup, périlleuse, comme il le lui confierait plus tard.
D'amour, Lilith ne lui en connaît qu'un, qui prit fin autour de ses 27 ou 28 ans. Après, ce ne fut que sublimation, frustrations et phantasmes, venus enrichir de désirs paraphiles l'esprit du plus doux des hommes. Alors, ses proches disent parfois, pour vanner, que rien ne lui est passé dessus, à part le train. Parce que Bruno aurait dû mourir il y a de cela bien longtemps quand, avec 3,5 g d'alcool dans le sang, il traversa la voie ferrée d'une gare des Hauts-de-Seine, pour rejoindre au plus vite des amis, et que le rapide Irun/Paris lui roula dessus. Quand le convoi fut passé, et qu'il gisait au milieu de la voie, il se plaisait à raconter qu'il vit alors apparaître des pompiers qui couraient avec des sacs-poubelles, persuadés de ne retrouver qu'un puzzle. Dans cette aventure, Bruno ne laissa pas la vie, mais une fesse, décalottée par le crochet brinquebalant du dernier wagon. À un millimètre près, le nerf siatique eût été sectionné... Alors, quand Lilith vint lui rendre visite, à l'hôpital, rassuré, il plaisantait et n'était pas mécontent de goûter à la morphine dont il vantait les effets.
Au moment où elle choisit le prénom de Bruno pour son personnage, Lilith n'avait pas en tête cette singularité du postérieur de son ami, aujourd'hui qu'elle ressurgit à sa mémoire, c'est donc un double hommage qu'elle lui rend, en plaçant au centre de sa nouvelle le cul de Bruno qu'il avait perdu.
Si Bruno conjuguait ses amours au singulier, ses amitiés féminines, pour leur part, s'accordaient au pluriel. Lilith s'est longtemps cru la seule à passer la fin de nombre de nuits, dans sa voiture, à discuter avec lui, en bas de son immeuble, quand elle le raccompagnait. Elle passait tout en revue, ses conquêtes, ses déboires, ses envies, ses espoirs, il écoutait, conseillait, et ils riaient ensemble, jusqu'à ce que la batterie de la caisse soit à plat d'avoir, des heures, chauffé l'habitacle, et que Bruno disparaisse dans le rétroviseur, ayant poussé l'engin pour que Lilith redémarre. Plus tard, en parlant de lui avec des copines, Lilith découvrit que Bruno était le confident, l'ami intime de beaucoup de femmes. Sa bienveillance à leur endroit, si rare et si précieuse, va leur manquer, comme elle manque déjà à Lilith, de même que le partage de ses goûts, qu'il avait si sûrs. Car Lilith l'a espéré, mais Bruno n'est pas venu à la sortie de Recto-Verso..
Quelques jours plus tard, elle apprit qu'il avait été retrouvé mort, chez lui...
À l'instant ou Lilith écrit ces lignes, six jours ont passé, et l'on ne sait toujours pas quand, ni de quoi il est mort. Lilith pleure et ne veut pas y croire. Personne, semble-t-il, n'a encore reconnu le corps. Alors, celui que la police a emporté, celui que le médecin légiste est en train d'autopsier, n'est peut-être pas Bruno, mais un intrus venu mourir chez lui. Demain, il rentrera de l'on ne sait quelle débauche, et se demandera qui a bien pu laisser son logis dans un tel foutoir...
Hein, dis, Bruno, tu rentres demain ?

3 commentaires:

  1. Bien bel hommage qui je l'espère nous aidera à rester vivant, bises un ami de Shouteur.

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  2. c'est beau, bravo ! ...dans mon cœur pour toujours l'ami bruno...
    barbara

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  3. Merci pour ces belles lignes qui réchauffent le souvenir de notre Nobru...
    Zoé

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